« Plus on
l'écoutait, plus on se rendait à l'évidence que son incapacité à
parler était étroitement liée à son incapacité à penser
– à penser notamment du point de vue de quelqu'un d'autre. Il
était impossible de communiquer avec lui, non parce qu'il mentait,
mais parce qu'il s'entourait du plus efficace des mécanismes de
défense contre les mots et la présence des autres et, partant,
contre la réalité en tant que telle. » - Eichmann à
Jérusalem, Hannah Arendt
C'est
dans ces termes qu'Hannah Arendt entreprend de décrire un nouveau
type
de mal dans l'expérience de l'histoire humaine. Car
c'est aux croisements du
déclin de l'état-Nation et des droits de l'homme d'une
part, de la crise de représentation politique et de l'émergence des
leaders de masse d'autre part, que la banalité du mal émergea
comme phénomène social radical.
Un phénomène
qui aura
sévit dans toutes les
couches de la société, nous
ébranlant, à travers l'histoire, d'un frisson d'horreur sans fin.
Ce
contexte trouble qu'Hannah Arendt aura étudié sous différents
angles à travers
son oeuvre, et qu'elle aura vécu dans sa chair, nous permet de
comprendre d'où peut venir ces graines de discorde qu'on regroupe
dans cette constellation des mouvements d'extrême-droite. C'est
grâce à cette psychologie de l'homme de masse, à
la mise en lumière de la
structure et de la généalogie des mouvements de masse, et la
compréhension des causes en amont des symptômes au centre du
phénomène d'atomisation sociale que l'on pourrait mettre à profit
l'oeuvre d'Arendt.
L'individu
atomisé; la destruction des barrières
Dans
« La condition de l'homme moderne », Arendt évoque
l'avènement du « social » qui, au fil du temps, aura
effacé la notion de limites
entre ce qui constitue le « domaine public » et le
« domaine privé », puis qui
finira par effacer aussi
la notion de « bien public » de la sphère sociale à
un moment plus ou moins précis de notre existence.
Ainsi
s'orientera le miracle de la société de masse moderne : un
endroit où le travail, quel qu'il soit, est sacré, mais dans lequel
la réalité commune aux
hommes qui l'habitent
se trouve fragmentée dans une multitude d'intérêts divers et
chaotiques.
Un monde que certains décriront
comme une « guerre de
tous contre tous », si ce n'est du simple fait qu'il ne
s'agit pas d'une guerre, mais d'un climat où la « société »,
ou plutôt ce qu'on appelle « le débat public » en disant qu'il s'agit de la société, est
emprisonnée dans un présent sans cesse renouvelé, maîtrisé par
les détenteurs des capitaux économiques ou
publicitaires, et où les masses fuies cette « société »
à travers les « médias alternatifs », l'affiliation
plus ou moins apathique aux mouvements de masse et la recherche d'une
figure de chef dictant des
modes d'existence préfabriqués.
Car
l'homme de masse à une figure reconnaissable dans l'analyse
d'Arendt : « La
principale caractéristique de l'homme de masse n'est pas la
brutalité et l'arriération, mais l'isolement et le manque de
rapports sociaux normaux. » (Les origines du totalitarisme, Hannah Arendt) Elle
le décrit sous toutes ses facettes à
travers ses publications.
Elle en parle dans ses
correspondances. C'est même
pourquoi elle assistera
au
procès d'Adolf Eichmann; pour sonder l'âme de cette figure du mal
radical.
Elle
en est fascinée. Elle doit comprendre
pour faire son deuil.
Elle
distinguera chez cet homme de
masse quatre qualités :
le ressentiment des déclassés et des invisibles situés
dans la marge, l'apathie des
miséreux de pères
en fils et de mères
en filles,
le cynisme des ratés et des déçus de la société, puis la colère
de ceux qui se retrouvent
devant un système qui se
revendique égalitaire mais qui ne l'est pas du tout dans les faits.
C'est la crise de la modernité.
Le
mouvement de masse et
la figure du chef
La
seconde figure étudiée chez Arendt est celle du leader de masse :
« Le
leader totalitaire n'est, en substance, ni plus ni moins que le
fonctionnaire des masses qu'il conduit; ce n'est pas un individu
assoiffé de pouvoir qui impose à ses sujets une volonté tyrannique
et arbitraire. Étant un simple fonctionnaire, il peut être remplacé
à tout moment, et il dépend de la « volonté » des
masses qu'il incarne tout autant que ces masses dépendent de lui.
Sans lui, elles n'auraient pas de représentation extérieure et
demeureraient une horde amorphe; sans les masses, le chef est une
personne insignifiante. » (idem) Cette figure mythique, symbolisée
par les plus grands meurtriers
de l'histoire : Hitler, Staline
et Mao, pour ne pas les
nommer, nous est plus souvent qu'autrement imposée comme étant la
seule cause des dérives totalitaires. Dans les faits, et ce sera un
des points d'ancrages de la grande théorie de l'ère des masses
d'Arendt, ce leader
est instrumental dans la montée du désastre social. Il est une tête
de turque qui monopolise les médias de masse, multiplie les clivages
politiques et instaure un climat de confusion, voir même de terreur,
dans les institutions de l'État et,
surtout, dans l'espace public.
Qui
ne verra pas ici le mode opératoire de la présidence Trump?
Pour
ce qui est des mouvements de masse, rien n'est plus difficile à
décrire : « Les mouvements totalitaires sont possibles
partout où se trouvent des masses qui, pour une raison ou une autre,
se sont découvert un appétit d'organisation politique. Les masses
ne sont pas unies par la conscience d'un intérêt commun, elles
n'ont pas cette logiques spécifique des qui s'exprime par la
poursuite d'objectifs précis, limités et accessibles. » (idem) Arendt voit donc dans l'émergence des mouvements de masse la fin de
deux illusions des démocraties occidentales. Tout d'abord cette idée
fantasmée où « le peuple, dans sa majorité, eût pris une
part active au gouvernement, et que tous les individus se
reconnaissent dans tel ou tel parti. » ne fait que camoufler
un déni flagrant de la
crise de la représentation politique. Ensuite, que
l'émergence des masses invitent à renoncer au mythe propagé dans
les élites médiatiques et politiques qui soutiendrait que les
« masses politiquement indifférentes étaient sans importance,
réellement neutres, et ne constituaient que la toile de fond muette
de la vie politique nationale. » (idem); vous savez, cette majorité
silencieuse toujours du côté du pouvoir ou du discours politique de
l'heure.
Cause
sociale, déni du politique
Nous
pourrions suivre la série de
mutations des structures de ces mouvements de masse
ou encore voir
défiler le spectacle de
ces leaders de masse au fil des purges internes afin
de tenter de s'en prémunir,
mais le mouvement de masse restera difficile à décrire
principalement parce qu'il s'oriente non pas niveau d'un plan et
d'une vision politique claire et bien définie mais plutôt par un
sentiment partagé chez ses adeptes, jusqu'au fanatisme; par
un affect qui transcende
plus ou moins l'ensemble de ses adhérents,
du plus revendicateur au plus apathique.
Le leader de masse utilisera
ce sentiment d'anxiété propre à la société de consommation afin
d'attirer dans sa nébuleuse les rejets de la société et
dès lors que des membres des
élites sociales, culturelles, économiques, politiques, auront un
intérêt à joindre
à l'idée générale
du mouvement, le mouvement deviendra finalité
en soi; une action en
entraînant une autre; le
mouvement ordonnant la suite
des actions en fonction du sentiment général qui fût à son
origine comme une vis mécanique sans fin.
La
vie du mouvement de masse a donc un début, un milieu et une fin.
Tant
qu'il sera nourrit d'un capital humain vivant la réalité du
mouvement, le mouvement sera
un moyen et une fin en soi.
La
fondation des communs
Ainsi,
en voyant nos sociétés revivre le même cycle de la crise de la
modernité, mais au sein d'une société plus riche que jamais, plus
scolarisée que jamais et plus globalisée que jamais, une société
qui multiplie les points de contrôle social des individus
l'habitant, rejetant de plus en plus de gens dans les marges, une
société où domine les discours sur la pensée raciale, le mythe du
progressisme historique, l'économisme politique, la gouvernance
médiocrate, la dénégation de l'effondrement climatique à venir et
la domination totale des corporations aux proportions mythiques, et
finalement une société sur le bord d'une révolution
transhumaniste, on est à même, grâce à l'étude de l'oeuvre
d'Arendt, de remarquer une brèche dans ce cycle infernal
d'atomisation des individus : celui de la fondation des communs.
Arendt
choisit dans « Sur la révolution » d'explorer cette
question grâce aux modèles des cités grecques et romaines. Elle
met les récits fondateurs dos-à-dos, les compare aux récits des
révolutions françaises et américaines. Arendt juge donc,
à contre-courant des intellectuels continentaux, que le modèle
américain de fondation de
corps politiques
nouveaux
est supérieur à l'action politique de la révolution française.
C'est cet esprit antérieur à
la révolution américaine
qu'Arendt surnomme « le
trésor perdu de la tradition révolutionnaire ». Un moment
fondateur où les individus formaient des conseils et des liens
contractuels basés sur l'honneur de la parole donnée, car : « ce
qui permet à l'homme ordinaire, jeune ou vieux, de supporter le
poids de la vie : c'est la polis, l'espace
des exploits libres de l'homme et de ses paroles vivantes qui donne
sa splendeur à la vie » (Sur la révolution, Hannah Arendt).
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