De
la sexualité à la vérité
Plus
de trente ans après la mort de Michel Foucault et la parution des
deux précédents tomes de « L'histoire de la sexualité »,
paraît le quatrième de la série : « Les aveux de la
chair ». Cet événement littéraire nous pousse à revoir
cette archéologie inachevée. L'expérience est payante pour le
lecteur qui se prête à l'exercice, car dans ce dernier opus
Foucault y va d'un tour de force. À travers une analyse titanesque
des archives et textes des Pères de l'Église, il poursuit son
analyse des « points de passage des relations de pouvoir »
(La volonté de savoir, tome I) antérieurs à, et en partie
constitutifs de la science de la sexualité occidentale telle qu'elle
a été formée aux 18e et 19e siècles.
« Science », prise non pas sous l'angle de l'économie
des actes sexuels ou de la libido, mais plutôt comme une « méthode
de gestion de la vie » propre à notre civilisation; le
« pouvoir », étudié non pas dans sa forme
« juridico-discursive », centré autour d'une
« thématique de la répression » et de « la
théorie des désirs », mais plutôt pensé dans toutes ses
ramifications et ses prises dans la chair et l'âme des individus.
Ces malentendus communs à propos de l'oeuvre de Foucault mis de
côté, je vous propose un voyage, à la manière dont il nous l'a
habitué, au coeur de son histoire de la sexualité. Ce voyage débute
avec une description des médias sociaux comme technologie de l'aveu;
il continue en suivant les traces des mouvements sociaux basés sur
une « politique de l'identité » et il se termine avec la
proposition de décrire ce sujet postmoderne aux portes de plusieurs
révolutions technologiques.
Ainsi
prévenu de la direction, débutons le voyage; c'est chez les
victoriens que les traces des discours sur la sexualité en tant que
science sont apparues dans la civilisation occidentale. À cette
époque, produire la vérité du sexe s'associe à deux thématiques
récurrentes, « l'hypothèse répressive » :
« Depuis le XVIIIe siècle, partout a été aménagées des
incitations à parler, partout des dispositifs à entendre et à
enregistrer, partout des procédures pour observer, interroger et
formuler », et « l'implantation perverse, un
effet-instrument » : « l'isolement,
l'intensification et la consolidation des sexualités périphériques »
(idem). Ces deux phénomènes font que « les relations de
pouvoir au sexe et au plaisir se ramifient, se multiplient, arpentent
le corps et pénètres les conduites », provoquant une
démultiplication des formes de plaisir d'une part, et d'autre part,
une majoration du pouvoir qui saisit cette sexualité. Cette science
suppose un type de production de discours en particulier : « des
procédures qui s'ordonnent pour l'essentiel à une forme de
pouvoir-savoir rigoureusement opposée à l'art des initiations et au
secret magistral : il s'agit de l'aveu » pour dire la
vérité du sexe, en opposition avec les arts érotiques issus des
traditions religieuses existant ailleurs sur la planète.
Revenons
en arrière; déjà chez les Grecs se développe une problématisation
de la question de « l'aphrodisia » : « les
actes, les gestes et les contacts qui produisent certaines formes de
plaisir » (L'usage des plaisirs, tome II). Le but, à travers
les « techniques de soi » des Grecs - la diététique,
l'économie et l'érotique - est de « se reconnaître comme
sujet moral de sa conduite sexuelle ». Ainsi se construit un
rapport à soi qui différencie les individus via la détermination
de la substance éthique : « la façon dont l'individu
doit constituer telle ou telle part de lui-même comme matière
principale de sa conduite morale », le mode
d'assujettissement : « la façon dont l'individu établit
son rapport à cette règle et se reconnaît comme lié à
l'obligation de la mettre en oeuvre », « les formes
d'élaboration du travail éthique qu'on effectue sur soi-même »,
et « la téléologie du sujet moral » : le sujet
définit un rapport à soi en fonction de ses actions. Il s'agit des
balbutiements de l'ascèse.
Chez
le Romains, il y a une « majoration de l'austérité sexuelle »
(Le souci de soi, tome III) et une « intensification du rapport
à soi ». Les pratiques médicales de l'époque postulent que
« les maux du corps et de l'âme peuvent communiquer entre eux
et échanger des malaises »; que les rapports sexuels sont
« susceptibles de compromettre le rapport à soi qu'on entend
instaurer ». C'est la crainte de l'excès qui module ces
transformations. On développe alors des « procédures
d'épreuve, l'examen de conscience et la nécessité du travail de la
pensée sur elle-même ». On retourne le travail de l'ascèse
des Grecs vers un rapport à la vie publique et à l'art du mariage.
Ce
sont les Pères de l'Église qui systématisent, par les monastères
et la pastorale, par la confession, le baptème et la pénitence
seconde, les « pratiques d'examens » (Les aveux de la
chair, tome IV). La problématisation de « l'aphrodisia »
devient le problème de la chair, et passe par « la maîtrise
de la raison des appétits du corps, la pratique de la pénitence et
les exercices de la vie ascétique ». Bien que, déjà chez les
Romains, l'examen de soi passe quelquefois par l'aveu à l'Autre, ce
sont les Pères de l'Église qui mettent les bases de
l'universalisation de cette technique par le recours aux témoignages
et par la procédure d'enquête, et ce afin de s'assurer du repentir
et des bonnes dispositions de la personne demandant la pénitence. La
pratique de l'aveu a deux dimensions chez les Pères de l'Église, le
combat intérieur entre le sujet de désir et le sujet de raison,
puis la nécessité de l'aveu. « Le christianisme fera de
l'homme une bête d'aveu » se plaît à dire Foucault en
entrevue sur le sujet. En prenant la sexualité sous cet angle, force
est d'admettre que les médias de masse, tout comme les médias
sociaux, sont des nouvelles technologies de production de discours de
vérité sur soi-même; de nouvelles formes d'interactions sociales
perpétuant la nécessité de l'aveu.
Poussé
à l'aveu par les techniques qui le suscite et la nécessité de se
connaître à une époque nihiliste, les individus en viennent à se
définir non plus dans un rapport de soi à soi, mais à travers
cette manifestation de l'aveu. L'histoire du salut est central dans
le récit des Pères de l'Église, et les codes moraux et juridiques
qui apparaissent afin de proposer ce salut ont deux modèles :
la virginité et le mariage pour encadrer « le problème de la
chair ». Le salut passe par le contrôle de la « libido »
dans les deux cas. Elle devient ce qui sépare « le sujet de
désir et le sujet de droit » (idem). La libido suppose un
consentement et un usage de la « concupiscence » qui soit
en accord avec la nature, les lois et les valeurs assumées par
l'individu. Le résultat de cette classification, à travers toutes
ses transformations, jusqu'à aujourd'hui, est un « foisonnement
de formes de salut ». Sous cet angle, mai 68 devient le moment
type d'un « foisonnement de formes de sexualité » au
sens de Foucault : une multiplication des types de rapports à
la vérité; de types de rapport à son identité. Il y aura le sujet
biologique, le sujet social, le sujet sexuel, le sujet racial, le
sujet politique et le sujet du désir agissant chacun selon les
impératifs qui les forment. Des « identity politics »,que
cela soi des mouvements comme #MoiAussi ou #BlackLivesMatter, nous
pouvons en dire qu'il s'agit d'une « crise du sujet » si
présente à l'époque des Romains et une tentative de définir ce
sujet postmoderne. Ce sujet qui est toujours, inconsciemment, une
bête d'aveu.
Nous
vivons donc une crise du sujet. Cette crise suppose des propositions
de discours pour y répondre : le sujet du désir à corriger,
le sujet médical à guérir et le sujet transcendé à améliorer.
Le mouvement technologique du transhumanisme et des intelligences
artificielles impliquent l'idée d'avoir compris ou d'être en voie
de transcender, par la raison, la vie humaine sous ses « réalités
» sociales et biologiques. Certains pensent même, par l'idée d'une
« singularité technologique » que nous pourrions recréer
la conscience humaine. Il serait possible et intéressant de
proposer une enquête archéologique de ce mouvement de techniques;
de décrire ces nouvelles formes de pouvoir et de savoirs, des prises
sur la « sexualité » des individus. Cela suppose de
s'intéresser dans un pan de la connaissance souvent oublié :
la bioéthique, de l'eugénisme et des théories raciales du 19e
et 20e siècles jusqu'à la gestation pour autrui et aux
modifications chirurgicales apportées au corps d'un individu et qui
sont omniprésentes aujourd'hui. Ce que Foucault nous offre, avec
« Les aveux de la chair », c'est une perspective
permettant d'ouvrir le champs de la connaissance à ces réalités de
discours qui forment le socle de notre civilisation; donc de mieux
comprendre notre époque à travers l'archéologie de notre
sexualité... judéo-chrétienne.
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